Horreur : on nous fait consommer de la viande de
cheval! Ce refrain ébranle l'Europe
depuis la mi-janvier, moment où éclatait le scandale que la presse britannique s'est empressé de dénommer "horsegate". Les Européens découvraient avec dégoût que
plusieurs plats préparés, censés être 100% pur boeuf, contenaient en fait une
proportion élevée de viande chevaline. Si
j'entame un billet sur ce sujet, vous l’aurez probablement deviné, c’est qu’il y
a un peu plus de deux siècles et demi cette viande faisait aussi scandal en Nouvelle-France.
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Chevaux canadiens. Détail d'une aquarelle de James Peachey, v. 1785. |
La pratique alimentaire qui consiste à consommer de la
viande de cheval a un joli nom, celui d’hippophagie. Plusieurs peuples l'ont pratiquée. Son association à des pratiques rituelles
païennes poussa cependant l’Église catholique du Moyen Âge à la prohiber; le
statut noble qui distinguait, dans le contexte féodal, le cheval des autres
animaux domestiques contribua aussi à en marginaliser la consommation. Madeleine Ferrières, spécialiste de
l’histoire de l’alimentation, apporte un éclairage historique sur le récent
scandale dans Libération : “il apparaissait impensable de manger du cheval, un
compagnon de labeur à l’espérance de vie égale à l’homme”. La viande de cheval inspirait dorénavant un
veritable dégoût, et la réputation de propager des maladies. Au XVIIIe siècle, alors que s'estompe le
pouvoir dissuasif de l'interdit religieux, des ordonnances royales viennent
rappeler la règle et maintenir la mauvaise réputation de l'hippophagie en
France.
Quoique marginalisée en occident, l'hippophagie y resurgit
lors des périodes de disettes ou des famines qui accompagnent trop souvent la guerre. La Guerre de Sept Ans la fait entrer dans les
annales de la Nouvelle-France. À
l'automne 1757, le Canada est au bord de la famine.
Faute de boeuf, les garnisons sont les premières "mises au
cheval". Le 2 décembre 1757, le
marquis de Montcalm écrit de Québec au chevalier de Lévis "On va donner du
cheval à nos troupes. Monsieur l'intendant vouloit une distribution toute en
boeuf et une autre toute en cheval. Nous avons obtenu qu'on donneroit à chaque
distribution moitié l'un moitié l'autre, et M. Cadet m'a dit écrire les mêmes
choses pour Montréal." La rumeur se
répend bientôt chez le peuple que le munitionnaire mal-aimé Jean-Michel Cadet fait
ramasser toutes les rosses du pays pour les faire manger. "Aussi," rapporte l'officier et
ingénieur Pierre Pouchot, "dès que l'on voyait un cheval exténué, on
l'appelait un Cadet".
Montcalm, bien conscient de l'aversion populaire, cherche à
mener par l'exemple. "Au reste," rapporte-t-il dans une autre lettre
écrite au chevalier de Lévis dans les jours suivant la dernière, "on mange
chez moi du cheval de toute façon, hors à la soupe : Petits pâtés de cheval à
l'espagnole, Cheval à la mode, Escalopes de cheval, Filet de cheval à la broche
avec une poivrade bien liée, Semelles de cheval au gratin, Langue de cheval en
miroton, Frigousse de cheval, Langue de cheval boucanée, meilleure que celle
d'orignal, Gâteau de cheval, comme les gâteaux de lièvres." Quant au goût,
le marquis conclut que "Cet animal est fort au-dessus de l'orignal, du
caribou et du castor".
Tous ne sont pas si facilement convaincus des vertus de la
viande chevaline. La garnison de Québec
semble s’y prêter de bonne grâce, mais à Montréal les troupes et le peuple font
quelques troubles. Les Canadiens affichent une répugnance particulièrement prononcée. De nombreuses canadiennes s'attroupent devant
la résidence du gouverneur de Vaudreuil, exigeant une audience. Il reçoit quatre d'entre elles, leur
demandant quel était le sujet de l'émeute.
Dans son journal, Lévis explique que “Les femmes répondirent à M. de
Vaudreuil qu'elles avoient de la répugnance à manger du cheval; qu'il étoit ami
de l'homme; que la religion défendoit de les tuer et qu'elles aimeroient mieux
mourir que d'en manger... Elles dirent qu'elles n'en prendroient pas, ni
personne, pas même les troupes. Après quoi, elles se dissipèrent et se
retirèrent chez elles en tenant des propos séditieux". Vaudreuil cherche à raisonner avec elles, les
faisant mener à l'abattoir pour leur montrer que leur boucherie était aussi saine
que celle du boeuf. Il les menace aussi,
mais en vain. Certaines femmes continuent à
défier les autorités, allant jusqu'à jeter leurs viandes aux pieds du
gouverneur.
En France, la légalisation de la boucherie chevaline ne se fait
qu’en 1866. Les forces progressistes de
l’époque y voient un moyen de mieux nourrir les masses, qui ne mangent que rarement
de la viande, et de protéger le cheval qui se voyait sauvagement maltraité en milieu urbain.
La répugnance pour la viande chevaline persiste cependant au Québec
jusqu'à tout récemment. Au milieu
du XXe siècle, on s'étonnait du penchant que les français avaient développé pour elle (comme le
sous-entend Léon Trépanier dans un reportage de 1947 que l'on
retrouve aujourd'hui dans les archives de Radio-Canada). En 1994, la modification du Règlement sur les
aliments vient permettre la vente de cette viande chez tous les détaillants en
alimentation de la province. Suite à une série de
campagnes publicitaires vantant sa faible teneur en gras, sa consommation s'est
beaucoup répandue ces dernières années.
On peut aujourd'hui en trouver dans presque toutes les grandes surfaces au Québec. Au Canada anglais, cette mode tarde encore,
quoique le pays dans son ensemble soit un grand exportateur de viande
chevaline.
P.-F.-X.