Monday, September 17, 2012

Triste Tourouvre

« Je hais les voyages et les explorateurs », lançait l’ethnographe Claude Lévi-Strauss il y a près de soixante ans dans son ouvrage phare Tristes tropiques.  L’important de la démarche ethnographique, soulignait-il alors, est non pas de dépeindre l'aventure ou l’exotisme, mais plutôt de saisir une réalité humaine et de remettre en question sa civilisation d’attache.  La découverte des Journées du patrimoine tenues ces 15 et 16 septembre aux Muséales de Tourouvre me donne l'occasion de remémorer ses propos. 

Le complexe culturel des Muséales de Tourouvre en Normandie tire ses origines du Musée de l’émigration percheronne, lieu de rencontre et d'étude généalogique franco-canadien fondé en 1987.  En 2006, l’institution faisait peau neuve sous les auspices de la Communauté de Communes du Haut-Perche et avec le soutien du département de l’Orne, de la région Basse-Normandie, de l’État français, de l'Union Européenne et du gouvernement canadien, se transformant alors en Musée de l’Émigration française au Canada.  Avec le Musée du Commerce et des marques, il forment dorénavant les « Muséales ».

La fondation du Musée de l’Émigration française au Canada s'était accompagnée d'une démarche scientifique propre à faire progresser l'état des connaissances sur l’émigration française vers la vallée du Saint-Laurent aux XVIIème et XVIIIème siècles.  Les rencontres et les recherches qui y ont été soutenues par le Programme de recherche en démographie historique de l'Université de Montréal (PRDH) et le Programme de recherche sur l'émigration des Français en Nouvelle-France  de l'université de Caen Basse-Normandie (PRÉFEN) se sont avérées rigoureuses et fécondes.  Aussi, c’est avec chagrin que l’on peut constater le retard qu'affiche cette institution sur le plan de la connaissance des autochtones et de la sensibilité culturelle. 

Cette année, les Muséales plaçaient en effet ses Journées du patrimoine « sous le signe des Amérindiens ».  En guise de justificatif, on pouvait lire que « Petits, nous avons tous joué aux Indiens!  Les Muséales vous proposent de renouer avec vos souvenirs d’enfance et de venir visiter le camp de tipis qui sera installé sur la pelouse des Muséales le temps du week-end. »

L’animation de la fin de semaine fut confiée à l’association Croc Blanc, un regroupement de « bénévoles passionnés par la culture amérindiennes [sic] des années 1450 à 1850 » qui, « au travers de reconstitutions, […] étudient la manière de vivre des premiers habitants de l’Amérique du Nord ».  Vêtus de « tenues traditionnelles », ceux-ci proposaient au public une initiation au tir à l’arc et à la sarbacane, des jeux comme « le jeu du trappeur ou du cow-boy », des « danses traditionnelles » et une visite de tipi de rigueur, ainsi qu’un « atelier de maquillage indien ».

Ces activités me laissent perplexe.  Au Canada ou aux États-Unis, elles seraient bien mal vues en ce début de XXIe siècle.  « Jouer aux Indiens » ou, comme disent les Anglais, « playing Indian », a longtemps été une activité chérie de ce côté de l'Atlantique, qu’on pense à l’accoutrement des protestataires du Boston Tea Party ou aux rites initiatiques des marchands de fourrure du Beaver Club à Montréal.  De même au XXe siècle: combien d’enfants ont joué aux espiègles « cow-boys et Indiens », voltigeant dans les bois et posant l'oreille sur les rails pour entendre arriver le train?  Toujours est-il qu'au terme de décennies de revendications autochtones et de progrès en matière d’anthropologie et d’histoire, l’appropriation des costumes et des coutumes autochtones par des non-autochtones détonnent.

A-t-on le droit de « jouer » aux Indiens?  Les passionnés de l’association Croc Blanc, comme tant d’autres reconstituteurs et consommateurs de reconstitution autochtone, répondront assurément oui.  Pour eux, il s’agit d’un hommage inéquivoque.  Qu’ils soient animés de bonnes intentions, c’est certain.  Leurs activités témoignent d’un intérêt manifeste, profond et sincère.  Ils cherchent à partager leur passion, à favoriser la connaissance des cultures et des traditions des peuples autochtones.  Ils ne veulent faire de mal à personne. 

Coiffes de guerre et tipis turquoises.  C'est ça l'autochtonie?  Tiré du blogue des Muséales. 
D’autres -- et j'en suis -- souligneront pourtant que l’appropriation des identités indigènes est insidieuse.  En écrivant qu'il haïssait "les voyages et les explorateurs", Lévi-Strauss laissait entendre que ce qui compte dans le voyage, ce n'est pas le côté touristique, mais bien ce qu'on peut en rapporter d'information et de connaissance.  Or, à quel point l'interprétation d'une culture étrangère par l'appropriation superficielle des coutumes et des costumes peut elle être véhicule de savoir?  Au lieu de favoriser la connaissance des cultures, cette démarche ne perpétue-t-elle pas avant tout des stéréotypes?  Elle renvoie en effet à un passé romantique qui n’a jamais existé, relèguant les peuples à des contextes historiques figés et à des catégories géoculturelles indistinctes.  Les tipis et les coiffes à plumes d’aigle dont sont si férus les amateurs, propres aux peuples des Plaines au XIXe siècle, reflètent difficilement la « culture amérindienne des années 1450 à 1850 ».  De même, le sens complexe des danses et des parures ne se perd-t-il pas nécessairement?  Qu'advient-il du sacré?  L’imitation des apparences ne représente-t-elle pas une dégradation, une usurpation culturelle et identitiaire?  « Jouer » à quelque chose, n’est-ce pas forcément banaliser?  Banaliser le passé de peuples historiquement et actuellement marginalisés, n'est-ce pas honteux

Pour mettre cette critique en perspective, posons-nous la question: des amateurs français se déguiseraient-ils avec autant d’innocence en « Algériens », en « Sénégalais », ou en « Vietnamiens »?   J’en doute.  Est-il donc légitime de se déguiser en « Indiens »?  Ou, pour un musée digne du titre, d'encourager ce genre de manifestations?  Le comité de direction des Muséales aurait avantage à réfléchir à ces questions avant de répéter l'expérience l'année prochaine.
 
Des réactions?

P.-F.-X. 





4 comments:

  1. I'm sure that my French is not up to all of the nuances contained in this post, so forgive me if I misunderstood this but: assuming that I read correctly and that this is a museum sponsored event, and that the U de M is a partner in the museum, one would hope that someone from that institution would suggest to them that this project might need re-calibrating for the 21st century.
    A propos of this topic - this romanticising and simplifying First Nations cultures is not just a French thing - on more than one occasion in the Black Forest in Germany I'd encounter "Indian Camps" with teepees, and visitors I knew from Belgium were desperate, on visiting Montreal, to see "real Indians" in Kanesatake. I assume it was disappointing to them.

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  2. I should clarify. The Université de Montréal and Université de Caen have collaborated with the museum on research projects into the identity and origins of immigrants to New France, particularly those from the old French province of Perche, which included Tourouvre. But neither university is a partner, per se, in the museum or has oversight of its programming.

    You are absolutely right that appropriating Aboriginal costumes and customs is not an exclusively French hobby, and that "Indianerclubs" are particularly abundant in Germany. For anyone wanting to know more about the roots and expression of this peculiar German fondness, I would recommend having a peek at _Germans and Indians: Fantasies, Encounters, Projections_, edited by Colin Calloway, Gerd Gemünden and Susanne Zantop (Lincoln: University of Nebraska Press, 2002).

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  3. Je pense qu'Européens et Américains n'ont pas la même vision de ce sujet. Et pour en avoir discuté avec quelques québécois dont des chercheurs auxquels vous vous referez, je sais qu'un océan nous sépare sur ce sujet.

    Notre musée rend accessible à tous le travail de chercheurs en histoire, notamment le PREFEN et le PRDH auxquels vous faites références.
    Cependant, il se doit aussi de proposer des animations dites "grand public" qui répondent aux attentes d'un public local à mille lieues de la recherche historiques. Notre propos était justement de montrer au public français que les Premières Nations ne se réduisent pas aux Sioux qui s'opposaient à l'armée américaine comme on le voit dans tout bon western. Or bien souvent pour les Français les "Indiens" ce sont ces hommes à cheval coiffés de coiffes spectaculaires qui fument le calumé de la paix après avoir scalpé un ou deux blancs. Nous voulions sortir de ce clichés mais pour amener le public français moyen à venir jusqu'à nous nous sommes passés par le biais de l'association en question et par une communication simplificatrice.

    Je comprends vos critiques et nous en tiendrons compte si nous devons reproduire ce type de manifestations.
    Je sais que je m'éloigne du sujet mais, si je comprends vos critiques en revanche, je comprends mal la présence de réserves transformées en parc d'attractions aux portes de Québec et j'aimerai assez connaitre votre opinion sur le sujet.

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  4. Parlez en en bien, parlez en en mal....j'imagine que ça s'applique bien ici...
    Louis.

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